Je confirme.
Tiens un petit extrait, c'est pour moi ça me fait plaisir.
Jude était assis sur un banc, jambes croisées, pratiquement au
milieu du parc qui faisait face au Festspielhaus - le Palais des festivals de
Bayreuth. La pluie d'automne de la nuit précédente avait laissé un
parfum agréable dans l'air et l'humidité semblait adoucir les contours des
choses : les gens qui longeaient la construction massive en bois et en
brique semblaient flous, comme si la mise au point avait été mal faite.
Parmi les dizaines de personnes dans le parc, les centaines à l'intérieur du
bâtiment, les milliers autour de lui dans la ville, les millions qui foulaient
le continent et les milliards qui peuplaient la planète, seul Jude savait que
le flou n'était pas une illusion causée par la pluie. Peu importait, le
monde allait très bientôt retrouver sa netteté.
Il n'avait pas besoin de consulter sa montre pour savoir qu'il ne
restait que quelques minutes avant le début du chaos. Il se demanda
combien de temps il faudrait au public pour comprendre ce qui se passait
sur scène - il corrigea sa pensée - pour comprendre ce qui semblait se
passer sur scène. Ce qui n'avait rien à voir avec ce qui était censé s'y
passer et encore moins avec ce qui s'y passait réellement. Soudain, dans
un timing parfait, quelques cris disparates s'échappèrent des portes du
Festspielhaus : probablement des passionnés, ou peut-être les directeurs
du festival. Ils seraient les premiers à se rendre compte que l'opéra ne se
déroulait pas exactement comme prévu. Dans quelques instants.
Jude se dit qu'il faudrait veiller à ce que Van Hassel, qui était à
New York, reçoive une dépêche relatant l'incident. Après tout, un jeu
sans adversaire n'en était pas vraiment un. De plus, si le journaliste zen
(le seul autre survivant qui pouvait revendiquer un tel titre, et ce même
si cette étiquette semblait bien insipide) trouvait une information qui
avait échappé à Jude, ce dernier pourrait facilement la récupérer et s'en
servir à son avantage. De toute façon, le journaliste se trouvait déjà
impliqué, et il était peut-être même le catalyseur de tout ce processus
(Jude devait bien le reconnaître, même à contre-cœur). Plus important
encore, Van Hassel avait commis une énorme erreur. Il avait raté
l'élément le plus important. Et, dans un jeu où les mises étaient si
élevées, un tel faux pas ne pouvait signifier qu'une chose : la défaite du
journaliste, et la victoire de Jude.
Jude glissa la main dans la poche de son coupe-vent et sentit le
contact rassurant de l'article de presse froissé, qui datait maintenant de
plus de six mois. Il s'émerveilla à l'idée qu'un gravier - poussé dans la
bonne direction - puisse vraiment déclencher une avalanche. Qui aurait
pu imaginer que la lecture d'un article d'un quart de page relatant un
meurtre mystérieux à Silvertown, dans l'état de New York, déclencherait
une série d'événements qui provoqueraient un autre meurtre, ici, dans la
ville bavaroise de Bayreuth, à l'autre bout du monde ? Qui aurait pu
imaginer que, alors que des millions de personnes mourraient chaque
jour sans que la terre s'arrête de tourner, la simple coordination (enfin,
pas si simple) de la mort d'un homme au bon endroit, au bon moment
et dans les bonnes conditions pourrait… quoi ? Ralentir la rotation de la
planète ? La faire tourner dans l'autre sens ? Impossible de le savoir avec
certitude ; il n'y avait plus qu'à attendre et laisser les événements se
dérouler comme il l'avait prévu. Et pour Jude, l'attente n'était pas un
problème.
Le fil de ses pensées se brisa lorsque les cris provenant du
Festspielhaus redoublèrent et que les festivaliers fuirent en masse le
bâtiment. Tout aussi soudainement, son champ de vision tremblota avant
de redevenir net par intermittence, dans une étrange clarté. Il était temps
d'y aller.
Jude remit la coupure de presse dans sa poche et se leva, ignorant
la cacophonie de la foule horrifiée qui pensait avoir été témoin d'un
assassinat. Ce qui était à moitié vrai. Mais la petite mort - inévitable - qui
venait d'avoir lieu à l'intérieur du Palais des festivals ne constituait qu'un
début. Quand le rideau tomberait, le monde entier périrait dans un
maelström de glace et de feu ; et, lorsque le chaos inéluctable prendrait
fin, un monde nouveau naîtrait des cendres de l'ancien. En hériteraient
ceux qui auraient la chance d'en réchapper, qui seraient assez forts pour
survivre, assez patients pour s'imposer.
Un petit sourire sur les lèvres, Jude monta rapidement les
marches du Festspielhaus, ouvrit la porte et entra.